Philippe Meunier: quand la créativité naît d’un désir pour briser les règles

ArticleFactry

Cofondateur de la Factry ainsi que Cofondateur et Chef du conseil exécutif de l’agence Sid Lee, Philippe Meunier a su bâtir un réseau mondial regroupant les meilleurs talents au sein d’une entreprise au rayonnement international. Il a contribué à réinventer l’art de la publicité et de la communication au-delà du Québec, et continue aujourd’hui d’inspirer les créatifs de partout dans le monde. La créativité a toujours été au cœur de sa démarche, malgré les doutes et les risques ancrés dans son parcours entrepreneurial. Son objectif: faire les choses différemment pour répondre aux besoins d’une société en perpétuelle transformation.

D’où est venue l’idée de fonder la Factry?

Nous avons atteint un point lors de la croissance de Sid Lee où nous avions besoin de dénicher de nouveaux talents avec des compétences créatives pour relever les défis de demain. C’est en visitant différentes écoles à travers le monde pour trouver les meilleurs créatifs que l’idée m’est venue : pourquoi ne pas bâtir notre propre pépinière ici, à Montréal, au lieu d’aller chercher ces talents à l’extérieur? On a commencé par réimaginer le processus de recrutement. Nous avons créé C2 Montréal pour attirer des talents potentiels et nous avons aussi organisé des bootcamps de créativité avec des jeunes qui venaient relever un défi pendant une semaine chez Sid Lee. Ces initiatives nous ont fait réaliser que la créativité, ça s’enseigne. C’est donc en prenant du recul que je me suis posé la question: pourquoi on ne lancerait pas une école?

Avec Hélène, aujourd’hui présidente-directrice générale, cofondatrice et cheffe de la création à la Factry, et Marie Amiot, cofondatrice, nous avons plongé dans le projet il y a de cela 8 ans. Depuis, nous avons mis en lumière le potentiel créatif de Montréal et du Québec et démontré que la créativité concerne toutes les professions, incluant celles du droit, de la médecine ou de l’ingénierie. Mon rêve, c’est qu’un jour, les compétences essentielles à la créativité soient enseignées sur nos bancs d’école et dans nos institutions académiques: communication, pensée critique, innovation, résolution de problèmes et collaboration. C’est aussi important qu’apprendre à écrire ou à calculer.

Dans un contexte professionnel, qu’est-ce qu’évoque pour vous l’expression «avoir les mains moites»?

Avoir les mains moites, c’est être capable de se mettre dans une zone d’inconfort qui implique souvent le doute, et même parfois la peur. Dans notre quotidien, on a tendance à rechercher le confort, à vouloir se sentir bien, ne pas être mis au défi. Mais, à long terme, rester dans sa zone de confort devient un frein pour progresser. Sans inconfort, on ne peut pas arriver à quelque chose de nouveau.

Ainsi, il faut être curieux ou curieuse, et rester à l’affût de ce qui se passe autour. Ça demande de l’écoute, mais aussi une proximité avec son équipe. Ça demande de développer la collaboration et la confiance. Dans ma carrière, j’ai été placé dans plusieurs positions inconfortables, et j’encourage mon équipe à continuellement embrasser cette position pour bien progresser.

Pour vous, c’est donc davantage un moteur qu’un frein. Mais avoir les mains moites peut aussi être perçu comme un signe de stress. Comment faites-vous pour transformer cette émotion en créativité plutôt qu’en paralysie?

L’inconfort se vit dans le doute; il nous pousse à travailler pour trouver des solutions, à constamment réitérer. La paralysie, elle, se vit dans la peur. Aujourd’hui, la peur est au centre de notre société. Dans tous les domaines, on est en crise permanente: changements climatiques, économiques, sanitaires. On nourrit beaucoup la peur et on fige; on ne voit que le stress et l’anxiété. La créativité est écrasée par la peur. Dans des salles de conférence, dans des brainstormings, la peur tue l’idée. «C’est trop dangereux, on n’a pas le budget…»

Souvent, j’aime bouleverser les habitudes de travail pour stimuler la créativité. Des fois, ça fonctionne, des fois non. Mais ce n’est pas grave. C’est propre à mes racines de designer: on essaie, on corrige, on revient. Ça fait partie du processus créatif. On dit souvent qu’on apprend plus de nos erreurs, et c’est vrai.

Quand vous avez cofondé Sid Lee, aviez-vous les mains moites?

J’avais 25 ans, avec Jean-François Bouchard, et on avait le désir de bâtir quelque chose. On n’avait ni argent ni clients, mais on voulait transformer l’industrie dans un secteur très établi. On avait les mains moites, dans tous les sens. Tous les mois, on faisait face à la possibilité de perdre un client ou une cliente, de ne pas pouvoir payer notre loyer, de faire faillite. Le doute et la peur étaient présents, mais c’est notre créativité qui nous a permis d’embrasser cette zone d’inconfort et de nous démarquer avec une offre innovante et multidisciplinaire, en brisant les frontières de plusieurs disciplines: le design, l’architecture, la technologie. On a exploré, testé, et bâti une culture créative qui nous est propre, et qui nous a rendus pertinents des années plus tard.

La peur est normale. Si les gestionnaires d’une entreprise n’ont pas peur, je ne pense pas qu’ils et elles vont réussir. Google, Facebook, le Cirque du Soleil: toutes ces entreprises y ont fait face au début. La peur et l’inconfort, ça fait partie de la route du succès.

Se mettre en danger est donc un prérequis pour innover?

Il y a une différence entre se placer dans une position inconfortable et se mettre en danger. Quand on se met en danger, par naïveté ou manque de connaissances, les chances de succès sont moindres. À l’inverse, l’inconfort, c’est être en mesure de travailler assidûment dans un territoire inconnu avec un objectif clair. Comme je le dis souvent, ça demande 95% de sueur et 5% de talent. Tout est dans la préparation et dans la patience. C’est ce qui nous permet de nous ajuster lorsque nécessaire et de garder le contrôle sur ce qu’on fait. C’est comme une expédition en zone éloignée; une personne qui va monter une montagne sans être préparée va échouer. Les alpinistes sont habituellement très préparés et travaillent fort pour gérer leur inconfort et donc pour réussir leur expédition.

Si on ne travaille pas dans l’optique de changer les choses et briser les règles, on répètera toujours la même recette dans une industrie qui, elle, va inévitablement changer.

Ça vous arrive encore de travailler dans une zone d’inconfort?

C’est ça qui me motive! Toutes les industries font face à des vecteurs de transformation et des zones de transitions à certains moments, c’est inévitable. Prenons comme exemple l’industrie musicale qui s’est numérisée, démocratisée. Spotify a littéralement changé nos habitudes de consommation pour la musique. Du côté de l’industrie des communications, c’ est en redéfinition avec l’intelligence artificielle qui brouille le processus traditionnel, les marques sont de plus en plus mondiales, et la pression économique est plus que présente. La valeur de la créativité ne cesse de grandir, mais les agences doivent réinventer leur modèle de travail et leur vision. Tout est remis en question: les relations employés-patrons, la rémunération, le bien-être au travail. Tout cela est très stimulant, mais ça implique de s’adapter constamment. Pour moi, il est impossible de faire un plan aux cinq ans; chez Sid Lee, on planifie aux trois mois, et on s’adapte sans arrêt. Nous n’avons pas peur de changer d’idée, d’anticiper et de se réinventer.

La robotisation du travail et l’intelligence artificielle vont-elles nous forcer à développer nos compétences humaines pour être plus créatifs et créatives?

On n’a pas le choix. Je pense que la robotisation et l’IA sont les bienvenues: ce sont des extensions de notre savoir-faire pour répondre à des besoins. Le savoir peut être enrichi par l’IA pour nous permettre d’être plus rapide et plus efficace, mais la confiance d’équipe et la collaboration sont des compétences qui ne seront jamais remplacées.

Changer les façons de faire et s’adapter aux nouvelles réalités exige que nous soyons créatifs. La créativité est la compétence la plus importante pour être capable de passer de l’ère industrielle à l’ère du savoir.

Rectangle_Factry

Factry

L'équipe de la Factry