La symphonie des mouches noires

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Je suis dans le bois, quelque part à l’intérieur des terres du nord du Québec, le Nutshimit. Nous sommes quatre personnes à descendre en canot vers un territoire ancestral de la toundra, le Mushuau-Nipi.

Le paysage parle, la lumière pleut; j’apprends à lire la rivière et le temps. Les aigles rodent autour de nous, les loutres rebondissent sur les vagues. On est au mois d’aout, et c’est la canicule.

Toundra.
Canicule.

Ces deux mots ensemble créent un univers impossible à imaginer si on ne l’a pas connu, et ce monde est celui de la mouche noire: on vit dans un nuage en permanence. Même qu’on ne peut pas aller aux toilettes sans se faire bouffer l’entrejambe, qui se ramasse plein de piqures et de sang. Et quand on remonte notre pantalon, il faut écraser à travers notre linge la centaine de mouches restées prises à l’intérieur.

Cette poésie intense de la toundra m’entoure et me fait avancer. Toute mon attention est consacrée à me protéger contre les insectes et à essayer de manger avec mon moustiquaire facial. Mes journées tournent autour de leur présence.

***

C’est presque le soir, je monte la tente. Il a beau faire encore soleil, je veux juste être tranquille et pouvoir respirer sans en avaler dix: je me mets à l’abri. Allongée sur mon matelas, je ferme les yeux, et j’entends les milliards de mouches noires—accompagnées à cette heure-là de leurs chums les maringouins—bourdonner. Je suis protégée par la toile toute mince qui est ma plus grande amie. Elles m’entourent, mais ne me touchent plus.

Délivrance.

Il est super tôt.
Je ne m’endors pas.
J’écoute les mouches.

On dirait une musique.

Elles font vibrer une symphonie qui semble venir d’un lointain passé et qui est aussi en moi.
C’est surprenamment chaleureux. Leur chant me berce, me rassure. Je m’endors, doucement hypnotisée par leurs vibrations.

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Dans la culture innue, chaque animal a un moustique comme maitre, un insecte qui lui correspond. Les moustiques sont petits, mais, grâce à la force du nombre, ils peuvent faire pourrir la carcasse d’une bête en quelques heures, ou faire perdre la tête à n’importe quel mammifère essayant de progresser dans la broussaille.

Les enseignements arrivent à nous de toutes sortes de façons. Quand, à mon retour, on me demande comment a été mon voyage, c’est aux moustiques que je pense. Je pense à leur grande leçon: quand quelque chose me dérange, prendre le temps d’écouter, à tête reposée, ce qu’elle a à me dire, dans l’ouverture plutôt que dans le combat.

Les mouches noires ont leur place autant que moi dans le monde. Elles me rappellent que la vie est bienveillante et pleine de sens, surtout quand j’accepte de la voir autrement que depuis mon unique perspective.

Marie-Andrée Gill

Poète et enseignante

Marie-Andrée Gill est une poète de la nation des Pekuakamiulnuatsh. Elle enseigne la littérature autochtone. Ses recueils Béante (2012), Frayer (2015) et Chauffer le dehors (2019), tous publiés chez La Peuplade, ont été très bien accueillis par la critique.